On finit par avoir le vertige dans les librairies quand on consulte les ouvrages qui sont classés dans la rubrique autisme (car il n’y a plus de librairies sans un rayonnage consacré à un sujet qui est devenu à la mode).
Un bestseller d’une mère qui raconte que son enfant a pu passer le bac après un long travail pour le sortir d’un état que nous connaissons trop bien de retard profond et de repli sur soi… c’est le nième d’une longue série. S’il est bien sûr impossible (voire indécent) de prendre position, malheureusement on connaît bien les conséquences de tels livres qui culpabiliseront encore plus les familles qui se demandent toujours si elles ont fait ce qu’il fallait et si elles en ont fait assez.
D’autres témoignages d’autistes Asperger pour nous raconter et montrer que rien ne leur est impossible. Je ne reviendrais pas sur l’image de plus en plus déformée de l’autisme, car le résultat c’est qu’on ne sait plus du tout ce qu’est l’autisme et même si la notion de continuum a encore un sens…
C’est pourquoi le livre écrit par Elisabeth de Fontenay nous ramène en terrain connu, car elle évoque la vie de son frère « handicapé » profond, avec qui la communication est si difficile.
J’ai appris, après avoir lu le livre, que son auteure avait reçu le prix Femina 2018, catégorie essai.
Je connaissais E. de Fontenay et ses travaux pour montrer la place des bêtes (l’image des animaux) chez les philosophes depuis l’antiquité. Le « Silence des bêtes » (la philosophie à l’épreuve de l’animalité) a été publié en 1998 et réédité depuis. C’est un pavé d’érudition de plus de 1 000 pages). Aujourd’hui, bien que très âgée, elle est très sollicitée lorsqu’il est question de la « cause animale » (par exemple avec Alain Finkielkraut).
A travers cette « autobiographie de son frère », elle a voulu laisser une trace de son existence.
En réalité, ce livre évoque surtout comment l’existence de ce frère a pu influencer son parcours intellectuel ; comment il a été présent quand il a servi de garde-fou à des moments où elle a dû se démarquer d’un courant de pensée « évolutionniste » qui va de l’animal à l’homme.
Quelques pages de ce livre sont très touchantes car elles portent un regard tendre plein de sensibilité sur celui qu’elle surnomme Gaspard (et dont elle donne le vrai prénom à la fin (on découvre alors qu’elle lui avait dédicacé le livre en 1998 qui l’a rendu célèbre).
Quelques pages pourront choquer lorsqu’elle évoque le rôle de Maud Mannoni par exemple. On redécouvre l’histoire ancienne de l’autisme et ce qui se disait il y a encore 40 ans…
Si elle a suivi de très loin les recherches et les débats sur l’autisme, par contre elle a été une vigie intellectuelle pour défendre la dignité des personnes prisonnière de leur handicap.
Une phrase résume bien l’influence qu’a eue ce frère « La transcendance de Gaspard, sa lointaine proximité m’auront détournée d’un antihumanisme radical auquel conduisait mon orientation philosophique ».
Effectivement, la génération de 1968, comme on dit, celle du structuralisme pour faire bref, est celle qui a déconstruit la place de l’homme, achevant le travail des générations précédentes, celle de la mort de Dieu (Nietzsche, Marx et Freud).
Aujourd’hui elle comprend ce que l’humanisme peut encore nous apporter et surtout elle dénonce les théories de Peter Singer ou de Paola Cavalieri pour leur dangerosité (un animal intelligent a plus de droits qu’un handicapé profond !).
Si on juge un être à son utilité ou à ses capacités au nom du pragmatisme, on voit où cela peut nous conduire. L’eugénisme n’est pas loin.
Au moment où on supprime le financement de création de places au nom de la rentabilité économique, le livre d’Elisabeth de Fontenay nous rappelle à nos exigences éthiques.
Paradoxalement, l’auteure défend un point de vue assez proche de celui de l’écrivain Vercors. Dans les animaux dénaturés (et plus encore dans d’autres livres sur les camps de concentration) il a défendu une idée dont on s’est beaucoup moqués : le propre de l’homme. Mais entre ces deux auteurs, il y a le génocide des juifs et des handicapés qui sert de fil conducteur, car Elisabeth de Fontenay a perdu une partie de sa famille qui a été déportée.
Oui, il faut défendre l’homme et donc tous les hommes.
Marcel HERAULT – SA3R
13 novembre 2018